Mossad : la longue stratégie d’Israël

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Prendre du recul. Depuis le 7 octobre, à travers nos cartes — celle des réactions planétaires à l’attaque du Hamas a fait la une de plusieurs grands journaux européens —, nos analyses, des entretiens exclusifs, nous essayons de proposer un cadre et des outils utile pour penser la « guerre de Soukkot ». Si vous pensez que ce travail mérite d’être soutenu, nous vous invitons à vous abonner à la revue.

Qu’est-ce qui a motivé votre choix d’une carrière dans la sécurité et le renseignement de l’État ? Qu’est-ce qui vous a amené à décider que c’était votre vocation ?

Je suis né en 1945, avant la création de l’État d’Israël en 1948. L’ambiance à la maison était très différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Ceux qui ne vivaient pas alors ne peuvent pas vraiment comprendre ce à quoi cela ressemblait : il régnait alors une atmosphère d’amitié, de camaraderie et d’attention les uns aux autres. Nous vivions une vie très simple mais nous savions que nous devions contribuer au développement, au succès et à la sécurité de l’État d’Israël. Nous avons été exposés très jeunes à diverses leçons liées à la notion de sécurité, à travers des cours comme Shelah et Gadna. Dans les premières années, le pays était petit : à l’intérieur des frontières d’avant 1967, et il y a eu d’innombrables incidents de sécurité. La sécurité était toujours dans les gros titres et en tête de l’ordre du jour. Il était donc absolument clair pour moi, dès mon plus jeune âge, que je me porterai volontaire pour les parachutistes. Nous n’avions alors aucune idée de l’existence de Sayeret Matkal (MS). Cette unité n’était qu’une rumeur, qu’on colportait de bouche à oreille. Elle aurait été composée de membres de moshav et de kibboutz — et je n’étais rien de tel. J’étais un citadin de Netanya. Les représailles exercées par les parachutistes ont enflammé mon imagination. Il était devenu clair pour moi que je m’enrôlerais dans une unité de combat, de préférence les parachutistes.

C’était une atmosphère globale : nous étions nombreux au sein de ma génération à ressentir la même chose, à avoir la même intuition. Le résultat était que, sans avoir mis en place aucune sorte de stratégie que ce soit et seulement parce que je me suis retrouvé dans le Sayeret Matkal — le genre de choses que nous avons faites là-bas, les gens que j’ai rencontrés, et le fait que si vous étiez commandant à un si jeune âge, vous étiez chargé de missions au-delà des lignes ennemies, sans trop entrer dans les détails — tout cela a énormément stimulé ma maturité. Cela m’a fait décider que ce serait la direction de ma carrière, que c’était quelque chose que je voulais continuer à considérer. Et chaque année, j’ai signé pour « juste une année de plus » dans l’armée permanente.

La sécurité était toujours dans les gros titres et en tête de l’ordre du jour. Il était donc absolument clair pour moi, dès mon plus jeune âge, que je me porterais volontaire pour les parachutistes.

DANNY YATOM

Je ne signais jamais pour plus, pour me laisser toujours la possibilité de partir et d’entrer dans la vie civile. La façon dont j’ai été élevé et l’atmosphère autour de moi ont fait pencher la balance. Je me souviens qu’à la maison, on me disait toujours : « Mais Ben-Gourion a dit… » — donc il fallait obéir. C’est aussi la principale raison pour laquelle mes frères et sœurs et moi vivons tous en Israël et que nous avons tous passé notre carrière à travailler dans le domaine de la sécurité. Cela n’a pas été transmis à la génération suivante et je n’ai jamais essayé de convaincre personne. Chacun choisit sa voie.

Pouvez-vous esquisser l’histoire du Mossad ?

Il est très difficile de la résumer en quelques phrases tout en plongeant dans les détails. Je connaissais le Mossad depuis que j’étais secrétaire militaire. La fonction d’un secrétaire militaire est d’être le lien qui relie le chef du Mossad et le Premier ministre. En 1983, j’ai été nommé secrétaire militaire du ministre de la Défense de l’époque, Moshe Arens. C’était la première fois que je faisais connaissance avec l’organisation et cette période de « familiarisation » a duré plus de deux ans.

La deuxième fois, j’ai terminé mon mandat à la tête du commandement central et Yitzhak Rabin m’a demandé de redevenir secrétaire militaire. C’est ainsi que j’ai davantage appris à connaître le Mossad. Mais ce n’est qu’après être devenu chef du Mossad, en avoir fait partie et m’être vraiment impliqué dans l’organisation que j’ai pris conscience d’à quel point je ne le connaissais pas. Donc pour revenir à votre question : c’est une organisation polyvalente avec beaucoup de capacités diverses et dotée de l’intelligence nécessaire pour voir les choses en dehors des sentiers battus. Le Mossad vous apprend constamment à rechercher l’inhabituel, le non-standard. Les gens là-bas sont tout simplement fantastiques. Leur audace et leur capacité à voir la situation dans son ensemble, ainsi que leur persévérance et leur détermination et le courage dont ils doivent faire preuve, jour après jour, sont extraordinaires. En définitive, depuis sa création, le Mossad a été un joyau rare dans le paysage humain du peuple et de l’État d’Israël — malgré les mésaventures, car il y aura toujours des mésaventures. Le capital humain est la qualité centrale de cette organisation.

Ce n’est qu’après être devenu chef du Mossad, en avoir fait partie et m’être vraiment impliqué dans l’organisation que j’ai pris conscience d’à quel point je ne le connaissais pas.

DANNY YATOM

Vous avez été le premier chef du Mossad dont le nom a été déclassifié et mis à la disposition des médias, démystifiant dans une certaine mesure l’organisation. Quels étaient vos sentiments à ce sujet ?

Yitzhak Rabin, alors Premier ministre, s’est rendu compte qu’il n’avait pas le choix parce que la Cour suprême allait se prononcer contre à sa position — qui était à l’époque de ne pas identifier publiquement les chefs du Shin Bet et du Mossad. Jusqu’alors, la coutume voulait que l’identité des responsables des services de sécurité qui avaient obtenu les postes ne soit rendue publique qu’à la fin de leur mandat. J’ai pu être témoin de tout le processus et de la tentative de contenir la pression de la Cour suprême. À la fin, le procureur général de l’époque, Michael Ben-Yair (1993-1997), est venu voir Rabin et lui a dit : « Écoutez, Monsieur le Premier ministre, nous allons perdre ce combat. Nous sommes à court d’arguments ».

Rabin a décidé d’accepter cette réalité. Cela signifiait contacter l’un des journaux pour faire connaître mon identité. Lorsque j’étais chef du Mossad, le fait que mon identité soit connue du public me dérangeait beaucoup, surtout lorsque j’opérais à l’étranger. Chaque fois que je supervisais une activité à l’étranger, je devais me déguiser. Je devais m’assurer que personne ne pouvait m’identifier. Mais c’est une question de démocratie. De fait, même avant de devenir chef du Mossad, mon identité était connue. J’étais identifié publiquement puisque j’avais été le secrétaire militaire de Rabin pendant toute la période d’un processus de paix très intensif : je n’étais guère une figure anonyme en Israël.

Le Mossad vous apprend constamment à rechercher l’inhabituel, le non-standard.

DANNY YATOM

Puisque vous avez commencé à aborder la question de la démocratie, selon vous et sur la base de votre expérience, un député peut-il influencer la prise de décision en matière de sécurité nationale ?  Dans quelle mesure avez-vous ressenti un sentiment de paralysie parlementaire lorsque vous étiez député, en particulier sur les questions liées à la sécurité nationale ? Diriez-vous que le Parlement israélien (la Knesset) est incapable de remplir sa fonction de supervision du gouvernement et de l’établissement de sécurité ?

La Knesset est un corps faible et n’exerce presque aucune influence. C’est comme si elle était soudée au gouvernement puisque c’est elle qui l’élit. La majorité à la Knesset est également la majorité au gouvernement, de sorte qu’ils deviennent presque une seule et même entité.

Dans la démocratie parlementaire israélienne, il est censé y avoir un équilibre entre trois branches : le pouvoir judiciaire, qui exerce un contrôle judiciaire sur le pouvoir exécutif, et la Knesset — mais le pouvoir législatif n’a aucune capacité indépendante d’exercer une quelconque surveillance factuelle du gouvernement. 

Par exemple, en ce moment [été 2023], nous avons une situation dans laquelle Itamar Ben-Gvir, le ministre de la Sécurité nationale, veut contrôler les détentions administratives. Ben-Gvir présente cela comme une capacité d’émettre des détentions administratives pour lutter contre la criminalité dans la société arabe israélienne. Mais parce que cela pourrait devenir complètement arbitraire, c’est une pente glissante et, demain, il pourrait décider d’ordonner à n’importe qui d’être placé en détention administrative. Or dans ce cas, ce que pense la Knesset ne fait absolument aucune différence alors qu’elle est précisément l’organe chargé de superviser le gouvernement sur les questions de sécurité. Je suis également convaincu que des députés de la coalition comprennent que le bouleversement judiciaire est une mauvaise chose mais qu’ils n’osent pas ouvrir la bouche parce qu’ils s’inquiètent pour leurs emplois futurs.

La Knesset est un corps faible et n’exerce presque aucune influence.

DANNY YATOM

Ils ne veulent pas s’opposer au gouvernement en place parce qu’il n’y a aucun moyen qu’ils obtiennent une position confortable à l’avenir. En outre, la Knesset ne peut pas fonctionner comme un contrepoids à quoi que ce soit. La culture politique et les considérations à la Knesset sont tout à fait particulières : on agit pour le bien d’un certain parti, individu ou groupe. Non pas pour le bien de tous mais seulement pour le bien de secteurs particuliers. La fonction de la Knesset devrait être d’adopter des lois et de critiquer s’il le faut le travail du gouvernement. Or en ce qui concerne la législation, même s’il y a une bonne loi, si le gouvernement s’y oppose, elle ne sera pas adoptée.

Il y a beaucoup de discussions académiques, politiques et publiques autour de l’hostilité nucléaire entre Israël et l’Iran. L’inimitié montre également clairement que, du point de vue iranien, il est nécessaire de détruire Israël et son identité sioniste, reflétant une haine envers le judaïsme et tout ce qu’il représente. Pouvez-vous remonter jusqu’aux années 1970 et à l’époque où Israël entretenait encore de relativement bonnes relations avec l’Iran sous le Shah ? À ce moment déterminant de la guerre froide, comment le service de la sécurité israélien a-t-il vécu la détérioration de la relation avec la chute du Shah et la révolution iranienne en 1979 ?

À l’époque, je n’étais pas impliqué ou lié à la relation entre Israël et l’Iran.

Bien sûr, je me souviens des histoires racontées par Uri Lubrani, le dernier ambassadeur d’Israël en Iran avant la révolution de 1979 — et d’autres qui ont réussi à s’échapper in extremis avant que Khomeiny ne prenne le pouvoir. Mais quand je suis arrivé au Mossad — et plus tôt, en tant que secrétaire militaire de Rabin — j’avais déjà traité la question. Je n’oublierai jamais que Rabin, chaque fois qu’il rencontrait un dirigeant mondial — un président ou un Premier ministre — disait toujours : « Il est impératif d’empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire, parce qu’au moment où l’Iran a la bombe, nous ne serons jamais en mesure de signer des accords de paix avec les nations musulmanes : l’Iran les menacera. Nous avons donc une fenêtre d’opportunité pour essayer d’empêcher l’Iran de devenir nucléaire ».

L’Iran constitue une grande partie de l’activité du Mossad à ce jour.

DANNY YATOM

Je me souviens de l’époque de la révolution mais, en 1979, je n’avais aucun lien réel avec la question et je ne disposais pas de renseignements. Au début, je n’étais pas inquiet. Et puis, lentement mais sûrement, ce monstre est devenu ce qui est maintenant la menace centrale pour Israël. Par ailleurs, les bombes nucléaires n’étaient pas en discussion parce que l’ayatollah Khomeiny n’aurait en aucun cas accepté un développement nucléaire, même si le Shah, son prédécesseur en tant que dirigeant de l’Iran, avait eu de telles notions. Il a fallu du temps avant que cette position ne change. En tant que chef du Mossad, j’ai traité la question de manière très significative. 

De manière générale, le Mossad a deux missions principales : premièrement, empêcher les nations ennemies et hostiles de s’armer d’armes non conventionnelles — chimiques, biologiques et atomiques ; et deuxièmement, mener la guerre contre le terrorisme à travers le monde. Ce sont les deux missions clefs et elles m’ont toutes les deux formé. Par conséquent, même à l’époque, des efforts ont été entrepris pour faire dérailler les tentatives de l’Iran. Même alors, l’Iran avait l’habitude de se livrer à toutes sortes de ruses, de fonder toutes sortes de sociétés de paille et de tromper le monde entier. L’Iran reste une grande partie de notre activité à ce jour.

Comment la relation avec l’Iran, qui s’est effondrée en 1979, a-t-elle changé la distribution géopolitique du pouvoir au Moyen-Orient par rapport à la guerre froide ? Et quelle est l’importance de la Turquie — autre grande nation musulmane de la région — pour Israël ?

À l’époque, la politique étrangère d’Israël était construite sur la théorie des cercles. 

Son principe était simple : construire un cercle qui entoure votre ennemi avec des nations qui vous sont amicales afin d’enfermer l’ennemi et de l’empêcher de vous nuire. C’était et c’est toujours la politique en place à ce jour au ministère des Affaires étrangères et dans d’autres institutions. 

Pour sortir de cette crise, nous nous sommes tournés vers des nations amies en Europe et en Extrême-Orient. De plus, les États-Unis ont toujours été le pilier de notre soutien depuis que la France a abandonné cette position au début des années 1960. Israël s’est toujours construit dans le cadre de coalitions entourant la menace. Il faut en chercher la justification lorsqu’on regarde une carte et qu’on voit le Liban, la Syrie, la Jordanie et l’Égypte qui nous entourent. Selon cette doctrine, il faut chercher les pays qui entourent les pays qui nous entourent — et en faire des alliés. En dehors de cette stratégie (la « doctrine de la périphérie »), il y a un autre principe beaucoup plus général : être ami avec quelqu’un qui veut et peut être votre ami. Plus vous avez d’amis dans le monde, meilleure est votre sécurité nationale.

La politique étrangère d’Israël était construite sur la théorie des cercles concentriques. Son principe était simple : construire un cercle qui entoure votre ennemi avec des nations qui vous sont amicales afin d’enfermer l’ennemi et de l’empêcher de vous nuire.

DANNY YATOM

En outre, en 1979, le traité de paix avec l’Égypte a été l’un des éléments importants du remplacement de l’Iran et de la Turquie. Dans une certaine mesure, cette paix compensait le fait que le facteur iranien avait disparu et que les relations avec la Turquie étaient en mutation. Dans la mesure où nous avions la paix avec l’Égypte, il était devenu possible de commencer à construire quelque chose là-bas. Ensuite est venue l’amélioration des relations avec le Maroc et les autres pays d’Afrique du Nord, qui était encore secrète et dont le Mossad a été le fer de lance. C’était la solution. En l’absence du pilier iranien, qui s’était effondré, nous cherchions des remplaçants — même s’ils n’étaient pas du même ordre, même s’ils n’étaient pas aussi forts. C’était mieux que rien.

Comment l’incident de la flottille du Mavi Marmara de 2010 a-t-il affecté l’approche sécuritaire d’Israël ? et la façon dont une nation — en l’occurrence la Turquie —, perçue comme amicale et avec des relations diplomatiques formelles, a pu défier les frontières israéliennes et la sécurité nationale avec une telle provocation ?

Il ne fait aucun doute que, du moins dans la compréhension des choses, il est logique de préparer des plans d’urgence pour un moment où quelque chose comme cela se produit. Car alors vous êtes vraiment pris dans un dilemme : derrière cette flottille, il y avait un État qui nous disait aussi : « Si vous énervez les Palestiniens de Gaza, j’enverrai des navires de guerre ». Je me souviens qu’Erdoğan a dit cela. 

Notre gestion a consisté à renforcer notre capacité à faire face à une nation qui n’était pas considérée comme un ennemi du point de vue de la sécurité. À mon avis, nous n’aurions pas atteint une rupture avec la Turquie à ce moment-là. La flottille était principalement une tentative de nous effrayer en laissant croire que la marine turque naviguerait dans le sillage de la flottille civile. Or cela ne serait pas arrivé car, à mon avis, à cette époque, la Turquie n’était pas déterminée à couper les ponts avec Israël au point d’un affrontement entre les armées respectives. Ce n’était pas son intention. D’ailleurs, Erdoğan n’arrêtait pas de passer d’une politique X à politique Y. En réalité, cela n’a pas changé : il assouplit les relations entre Israël et la Turquie, puis les soutient, et du jour au lendemain il se met soudainement en travers de leur chemin.

À l’époque de l’incident du Mavi Marmara, la Turquie n’était pas déterminée à couper les ponts avec Israël au point d’un affrontement entre les armées respectives.

DANNY YATOM

Au-delà du fait qu’Israël doit être préparé à des scénarios de ce genre, il n’est pas nécessaire de construire une nouvelle armée ou de transformer la marine israélienne en quelque chose de tout à fait différent. Mais il faut avoir un plan, par exemple pour prendre le contrôle des navires comme le Mavi Marmara en 2010. Plusieurs erreurs tactiques ont été commises à la suite desquelles des membres de Shayetet 13 ont été attrapés par des personnes qui les ont battus — l’un d’eux a été blessé. L’épisode aurait dû se terminer très différemment. Mais cela a été dû à notre mauvaise conduite ; c’est un ballon qui nous a explosé au visage. L’autre facteur, plus influent, est le côté politique. Il est crucial de s’assurer que, dès qu’il y a des signes de ce genre, toute l’Europe, les États-Unis et toutes les démocraties soient prêts à s’en prendre durement à la Turquie. Ces nations doivent avoir une réponse uniforme parce qu’un de ces jours, cela pourrait leur arriver aussi.

Vous avez occupé plusieurs postes dans les services de la sécurité : secrétaire militaire, chef du Mossad, chef du personnel de sécurité politique de l’ancien Premier ministre Ehud Barak. Pouvez-vous décrire les tensions entre ces institutions ? On a souvent le sentiment qu’il existe une réelle concurrence entre les institutions de sécurité et le système diplomatique sur l’influence et la prise de décision. Évidemment, cela change d’un Premier ministre à l’autre… Qu’en est-il réellement ?

Tout d’abord, la situation aujourd’hui est bien meilleure que lorsque j’étais secrétaire militaire ou chef du Mossad.

Au fil des années, il y a eu non seulement des tensions, mais aussi une hostilité réelle entre certaines des institutions. Je fais surtout référence ici aux institutions de renseignement et de sécurité : le renseignement militaire, le Shin Bet, le Mossad — et aujourd’hui il aussi le Conseil de sécurité nationale. Il faudrait ajouter aussi le ministère des Affaires étrangères, qui a toujours couru pour rattraper son retard mais n’a jamais eu de poids. Je me souviens d’un certain nombre d’incidents où la jalousie et l’hostilité personnelles et le désir de tenir son fief ont réellement endommagé ce qui était censé être un travail de coopération ou de complémentarité entre les différentes institutions. Il y a eu de nombreuses tentatives pour établir une sorte de Magna Carta par écrit afin de délimiter le « territoire » de chacune des agences de renseignement. En fin de compte, cela dépend de la personnalité des personnes qui dirigent ces organisations ; c’est pourquoi je dis qu’aujourd’hui la situation est bien meilleure. Même à mon époque, la situation s’était améliorée par rapport à ce qu’elle avait été plus tôt — sans mentionner de noms — lorsque le chef du Mossad n’était même pas en bons termes avec le chef d’AMAN. C’était assez grave. De nos jours, il y a beaucoup plus d’ouverture. Il y a une sorte de « seau » où tout le monde « jette » les renseignements qu’ils collectent, et tout le monde peut utiliser n’importe lequel des éléments de renseignement jetés. Il y a un bon renseignement et une bonne coopération opérationnelle. Et, bien sûr, il existe des collaborations avec les agences correspondantes d’autres pays.

Il y a eu de nombreuses tentatives pour établir une sorte de Magna Carta par écrit afin de délimiter le « territoire » de chacune des agences de renseignement. En fin de compte, cela dépend de la personnalité des personnes qui dirigent ces organisations.

DANNY YATOM

Il ne fait aucun doute que ce qui a changé le tableau, c’est la prise de conscience que l’ouverture et la compréhension sont essentielles, qu’il n’y a pas de place pour la rivalité. Au contraire. La coopération est nécessaire ; le besoin en est aigu — s’assurer que ce que vous savez est également connu de votre homologue même si vous pensez qu’il n’a pas besoin de le savoir. Coopération entre le Shin Bet et le Mossad, coopération entre le Mossad et AMAN… de nos jours, les efforts de coopération sont beaucoup plus fluides, et personne ne se met des bâtons dans les roues. Il pourrait encore y avoir des tensions à résoudre. Et il serait important que le Premier ministre qui les détecte puisse en arbitrer. Certains Premiers ministres, conscients des tensions, n’ont pas voulu s’en mêler et se sont contentés de dire : « Réglez cela entre vous ». Cela n’a jamais rien arrangé ; cela n’a fait que perpétuer le problème.

Pouvez-vous revenir sur la relation particulière et le lien historique avec l’Allemagne ? Depuis l’accord de réparation de 1952, l’affaire des scientifiques allemands, les onze Israéliens tués lors de l’attaque terroriste des Jeux olympiques de Munich en 1972, et la chute du mur de Berlin, ainsi que — bien sûr — l’acceptation par l’Allemagne de la responsabilité de l’Holocauste, où en est-on aujourd’hui ?

Depuis la création de l’État d’Israël, nous avons reçu un soutien de l’Allemagne. Adenauer et Ben-Gourion formèrent le début de cette relation. Et bien qu’il y ait eu aussi des incidents, tels que celui des scientifiques en Égypte, et l’attaque mortelle à Munich, suivis de la vengeance du Mossad sur tous ceux qui y sont impliqués, la relation entre Israël et l’Allemagne continue d’être unique, en partie à cause de l’obligation morale de l’Allemagne, qui a accepté la responsabilité. Au total, nous avons d’excellentes relations. 

Je ne prendrai qu’un exemple en matière de sécurité : lors de la première guerre du Golfe, des missiles ont été tirés sur Israël. À cette époque, le ministre de la Défense était Moshe Arens. J’étais son secrétaire militaire et nous avions une excellente relation personnelle. Un jour, il m’appelle et me dit : « Constituez une délégation et prenez l’avion pour rencontrer le chancelier allemand Helmut Kohl. Emportez avec vous les photos des missiles qui ont frappé Ramat Gan pour lui montrer des exemples des dommages causés par les missiles. En utilisant cette méthode concrète, vous demanderez au chancelier Kohl non seulement un FOX — un véhicule qui localise et surveille les matières radioactives — mais vous demanderez également aux Allemands de financer deux sous-marins. » J’ai demandé à Arens : « Comment exactement ? » Il m’a répondu : « Vous direz que c’est une arme stratégique et que l’État d’Israël en a besoin ; qu’il est nécessaire à la fois pour émettre un avertissement et pour prendre une décision contre l’ennemi en cas de besoin ». Je suis parti avec une délégation qui comprenait du personnel du ministère de la Défense. Nous avons rencontré Kohl. Au milieu de la nuit, il rassembla tous les ministres concernés — Finances, Défense, etc. Cette nuit-là s’est terminée avec 880 millions de deutsche mark et deux sous-marins en route vers Israël.

La relation entre Israël et l’Allemagne continue d’être unique, en partie à cause de l’obligation morale de l’Allemagne, qui a accepté la responsabilité.

DANNY YATOM

L’Allemagne a déclaré que la sauvegarde de la sécurité d’Israël depuis l’après-guerre froide était une affaire de « Staatsräson » (raison d’État). Selon vous, comment la sauvegarde de la sécurité d’Israël se manifeste-t-elle dans la position de l’Allemagne sur le conflit d’Israël avec les Palestiniens et également dans son inquiétude quant aux implications de la crise politique liée à la réforme judiciaire et de l’équilibre démocratique d’Israël ?

Il est difficile de prévoir ce qui pourrait advenir du futur de la relation entre Israël et l’Allemagne. Mais tant que les deux pays maintiendront de bonnes relations, le soutien allemand ne vacillera pas. Ce qui pourrait arriver, c’est que les relations changent progressivement sans que personne ne s’en aperçoive — une érosion progressive des relations sans que nous y prêtions attention. Pourquoi ? Parce que si nous sortons bien de la tentative de bouleversement judiciaire et redevenons une démocratie à part entière, alors les relations avec de très nombreuses nations, qui commencent actuellement à se détériorer, seront rétablies. Cela inclut les États-Unis. Or il me semble que le risque que les relations entre l’Allemagne et Israël fassent naufrage tient surtout à des raisons politiques : si la droite radicale ou la gauche radicale arrivait soudainement au pouvoir — et cela peut arriver — il y aurait un changement à notre égard. Il n’y a aucun moyen de savoir quand ou si cela pourrait se produire. En tout état de cause, nous n’avons aucune influence sur le système politique là-bas, ce que nous pouvons faire, c’est « nous détourner de nos mauvaises manières » et revenir à ce que nous étions avant le bouleversement judiciaire pour ne pas perdre ces nations. Tant que nous restons dans cette phase de transition politique et que l’on ne sait pas exactement ce qui se passe en Israël sur le plan politique, le risque augmente de voir nos relations avec l’Allemagne et d’autres pays se dégrader.

Nous avons un autre problème, l’éléphant dans la pièce : la présence d’Israël en Cisjordanie et nos relations avec les Palestiniens. Notre présence là-bas rend les choses très difficiles pour nous dans les arènes internationales et régionales. J’ai vu beaucoup d’espoir dans les Accords d’Abraham (2020), mais les choses se détériorent à la suite de relations très tendues entre nous et les Palestiniens. L’ère d’Abou Mazen (Mahmoud Abbas) touche à sa fin et on ne sait pas qui le remplacera à la tête de l’Autorité palestinienne. Il y aura une bagarre pour sa succession. Mais c’est là qu’Israël oublier ses atermoiements internes autour de la réforme judiciaire et traiter les questions les plus importantes — à savoir, par exemple, que l’Iran possède déjà 60 % d’enrichissement nucléaire. L’Iran développe également un missile à longue portée qui pourrait un de ces jours porter une ogive nucléaire. Téhéran est également très désireux de fourrer son nez dans tous les coins du Moyen-Orient : Liban, Syrie, Irak, Yémen, péninsule du Sinaï et Gaza. C’est cet Iran qu’Israël doit arrêter. Mais lorsque nos relations avec les États-Unis deviennent tendues, notre capacité à travailler en coopération avec les nations européennes diminue également. Après tout, les Européens prennent leur exemple sur les Américains. Ils suivent assez souvent leurs traces. Le président Biden l’a dit et nous a même avertis : arrêtez cette législation car elle pourrait conduire à une situation dans laquelle les États-Unis ne seront plus en mesure de vous aider.

Nous avons un autre problème, l’éléphant dans la pièce : la présence d’Israël en Cisjordanie et nos relations avec les Palestiniens.

DANNY YATOM

L’Iran, la Turquie, la Russie et Israël sont impliqués dans le conflit du Haut-Karabakh. Comment évaluez-vous l’influence d’Israël dans ce conflit ?

Les préoccupations d’Israël ne s’étendent pas au résultat du conflit entre les Arméniens et les Azéris — après tout, le conflit au Haut-Karabakh concerne d’abord et avant tout l’Azerbaïdjan et l’Arménie.

Nos préoccupations concernent surtout les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. C’est la principale raison pour laquelle Israël a choisi un camp. Notez qu’Israël n’a pas choisi de camp dans la guerre en Ukraine et ne choisit toujours pas de camp en Extrême-Orient, dans la lutte entre la Chine et les États-Unis. Nous continuons d’acheter en immenses quantités à la Chine ; et Pékin fait des investissements en Israël. Ils ont construit des ports, et ils ont acheté Tnuva. En l’occurrence, nous n’avons probablement pas choisi de camp parce que les Américains n’ont pas appliqué une pression suffisante. En général, Israël n’a pas tendance à prendre parti dans des conflits de ce type : il préfère s’asseoir et attendre. Dans le cas de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, Israël a clairement choisi un camp parce que les enjeux étaient suffisamment importants.

Israël n’a pas choisi de camp dans la guerre en Ukraine et ne choisit toujours pas de camp en Extrême-Orient, dans la lutte entre la Chine et les États-Unis.

DANNY YATOM

Les relations avec l’Azerbaïdjan sont importantes pour Israël principalement en raison de la confrontation avec l’Iran et de sa situation géopolitique. Selon vous, quelle est l’importance de la coopération entre Israël et l’Azerbaïdjan pour notre sécurité nationale ?

Les relations avec l’Azerbaïdjan sont très importantes pour nous. Elles le sont principalement en raison du concept dont nous avons parlé plus tôt — le concept des « cercles » concentriques ou « doctrine de la périphérie ». Soudain, Israël se retrouve à avoir un ami situé dans une région extrêmement sensible, à 100 kilomètres de Téhéran, avec 20 millions d’Azéris et une relation très tendue avec l’Iran. Il offre à Israël beaucoup d’options — allant de l’utilisation des aéroports azéris pour faire le plein et permettre à un avion de la coalition d’y atterrir, à une proximité qui permet de recueillir des renseignements plus efficacement.

Est-il concevable qu’Israël et l’Azerbaïdjan combattent un jour l’Iran ensemble ?

Si et quand la guerre entre l’Iran et Israël éclatera, l’Azerbaïdjan sera un arrière logistique important pour nous. La courte distance entre l’aéroport azéri sera un facteur clef dans l’hypothèse d’une telle attaque. Un feu vert des superpuissances est important pour une telle guerre : si l’Azerbaïdjan cherchait un feu vert, il l’obtiendrait des États-Unis, et il l’obtiendrait d’autant plus certainement si Washington lui-même était impliqué dans une telle guerre. Mais la légitimité des principales nations européennes serait aussi importante si elles veulent participer à une politique belliqueuse vis-à-vis de l’Iran — des nations telles que l’Allemagne, le Royaume-Uni ou la France, c’est-à-dire les principaux dirigeants de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).

Si et quand la guerre entre l’Iran et Israël éclatera, l’Azerbaïdjan sera un arrière logistique important pour nous.

DANNY YATOM

Le monde de l’espionnage est un domaine qui, dans la culture populaire ainsi que sous l’angle académique et scientifique, est considéré comme contrôlé par une prise de décision rationnelle et sans émotion. Pouvez-vous décrire un cas dans lequel les émotions et les sentiments ont joué un rôle important dans le travail du renseignement ?

Il y a bien sûr de la place pour les émotions et les sentiments mais je ne pense pas qu’ils soient jamais le facteur déterminant dans une évaluation du renseignement ou un rapport de situation. C’est-à-dire qu’en cas d’affrontement entre une analyse d’intelligence spécifique et un sentiment émotionnel ou instinctif pointant dans une direction différente, ce dernier ne serait pas adopté par rapport au premier. Cela n’arriverait jamais. Il est toujours bon d’entendre toutes les personnes qui ont des réserves intuitives et d’essayer de les amener à expliquer pourquoi, ce qui les dérange et dans quelle mesure. Et il se pourrait bien que certains de ces éléments soient suffisamment importants pour être pris en compte et intégrés dans l’évaluation finale.

Par conséquent, il y a aussi de la place pour les émotions. Si vous avez suivi quelqu’un ou étudié un domaine depuis 20 ans, ce que vous savez et ressentez à son sujet a un certain poids. Mais dans une mesure limitée. En général, dans une évaluation générale de la situation, il y a moins de place pour des sauts intuitifs.

Le renseignement n’est comptable que devant le Premier ministre, pas devant le public.

DANNY YATOM

Que pensez-vous de la tendance croissante au cours des deux dernières décennies où les gouvernements israéliens, y compris la coalition actuelle, divulguent systématiquement les opérations du Mossad ? Les chercheurs l’appellent généralement le « dilemme de la divulgation ». On pense par exemple à la révélation des archives nucléaires iraniennes révélées par Netanyahou lui-même, ou la révélation par Bennett d’une nouvelle opération concernant le sort de Ron Arad. Quelle est la principale raison du changement de la politique d’Israël, qui maintien auparavant les choses vagues à une tentative de façonner le discours public sur la sécurité et les questions secrètes d’État ?

Je pense qu’on devrait revenir au vague. Le Mossad et le Shin Bet diffèrent de l’armée israélienne, où les parents envoient leurs enfants en raison du service militaire obligatoire, obligeant ainsi l’armée israélienne à rendre des comptes aux familles et au public dans une certaine mesure. Le renseignement n’est comptable que devant le Premier ministre, pas devant le public. Par conséquent, c’était une erreur de rendre ces affaires publiques. Pourquoi l’avons-nous fait ? Je pense qu’une partie était le résultat de l’arrogance et une autre était le résultat de la volonté de générer de la dissuasion. Mais prenons, par exemple, les archives iraniennes : qui avait besoin de cette pièce de théâtre quand les Iraniens savaient que c’était nous ? Les chefs d’État et les chefs d’agences d’espionnage du monde entier savaient que c’était nous parce que nous les en avions informés. Alors, pour qui était cette pièce de théâtre ? Pour le public israélien afin qu’ils votent pour ceux qui avaient fait ces révélations. Au moment où vous commencez à mélanger la façon dont on vous perçoit politiquement avec des considérations de sécurité… ce n’est pas bon. Vous ne publiez pas de choses censées être confidentielles. C’est beaucoup plus puissant quand cela reste dans le noir. Le public peut penser et imaginer toutes sortes de choses qui ne se sont jamais produites — mais il est préférable de le laisser croire que James Bond l’a fait.

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